Le sel revisité
C’est quoi le sel? Pour la plupart des gens c’est un
article d’épicerie jeté dans un shopping
cart sans une seule pensée. Ce ne fut pas toujours ainsi. Et dans certaines
parties du monde ce ne l’est pas encore.
Autrefois les hommes
se firent la guerre pour le sel. Le salarium
(salaire-- de sal, ou sel) des
soldats romains était pour acheter du sel. Et si nous devons croire les
historiens, le sel que dans le passé les caravanes arabes marocaines transportaient
à Tombouctou et autres villes du Sahel s’échangeait contre leur poids en or—un kilo
d’or pour chaque kilo de sel. Ce sel achetait aussi des esclaves. Mais le risque
de ne pas retourner au Maroc à jouir d’une fortune était grand. Les pillards Touaregs
ne manquaient jamais de les attaquer. Et les puits étaient affreusement éloignés
les uns des autres.
Dans
certaines parties du monde, miner et transporter le sel cause encore beaucoup
de tourment. En 1965, au Sahara, j’ai
voyagé près d’un mois avec une caravane de sel touarègue, partageant sa soif,
sa faim, son épuisement et sa préoccupation de rater un puits et de continuer
dans les dunes jusqu’á y laisser nos os.
Avant leur traversée,
mes compagnons touareg avaient passé de nombreux mois á couper, dans leurs
montagnes de l’A ïr, l’énorme quantité d’herbe qui
nourrirait 102 chameaux durant les deux mois d’aller et retour à travers les
dunes vierges du Ténéré, une des régions les plus hostiles du Sahara. De
nombreux mois aussi à tresser des centaines de mètres de cordes et á tisser des
centaines de nattes qu’ils utiliseraient pour envelopper les précieux blocs de
sel.
De retour de
leur épique expédition, ils auraient à en préparer une de plus, cette fois vers
les marchés du Sahel, où ils troqueraient leur sel contre du mil, des vêtements,
du sucre, du thé vert, et autre nécessités familiales. Tant de travail et de
souffrances, j’ai calculé à l’époque, pour gagner seulement l’équivalent de $75
par homme.
En 1967,
chassant le sel de nouveau, je me suis embarqué à Makalé, sur les hautes terres
d’Ethiopie, dans une caravane tigrinya de chameaux et mules. Apres la longue
descente de l’escarpement, nous avons atteint l’enfer--la dépression dankalie,
100 mètres sous le niveau de la Mer Rouge qui la longe. L’explorateur
L.M. Nesbitt écrivit fameusement que ce pays fantastique de volcans actifs, de
champs de lave interminables, de sources sulfureuses bouillonnantes, de rochers,
de désert sans merci et de lacs de sel secs était le trou infernal de la création.
Sauf ou le sel éblouit et le sable émerge timidement, ce pays est noir comme du
charbon et plus chaud qu’aucun autre
point du globe. Un océan est en train d’y naitre (j’y passerais plusieurs mois,
quoique dédié à d’autres projets).
Pour une journée
de travail de forçat un mineur Danakil recevait des caravaniers tigrinya, eux-mêmes
extrêmement pauvres, l’équivalent de $0.60,
un grand pain et une outre d’eau.
En 1992, à Djibouti,
je vis des caravaniers Danakil miner le sel du lac Asal usant seulement de
pierres aigues ramassées sur place.
En 2000, à
4,000métres dans le sud de l’Altiplano bolivien, j’ai voyagé avec une caravane
de sel différente. Menée par un indien Quechua de 69 ans et son neveu, elle était
composée de 28 lamas. Je suivis le vieil homme de sa maison de terre jusqu’au
Salar de Uyuni, le lac de sel le plus vaste et le plus élevé du monde. Là il
acheta le sel que ses lamas transporteraient à un village beaucoup moins froid
en échange de produits agricoles qui ne poussaient pas à l’altitude glacée où il
vivait
Ignorant les
chemins qui grimpaient vers des mines, nous avons marché tout droit pendant
huit jours. Chaque jour, après six heures de marche, nous atteignions un enclos
de pierres ou nous enfermions les lamas jusqu’à l’aube, quand nous repartions. Apres
une rapide cuisine nous dormions sur la terre gelée sous la brutale froidure
des étoiles.
Nous sommes
finalement descendus dans une vallée édénique, une Shangri-la qui aurait pu être
népalaise, dont les terrasses agricoles épousaient
les contours de la vallée au fond de laquelle coulait un joli ruisseau. Les
habitants se montrèrent aussitôt et le troc commença sans attendre. C’était un
plaisir de voir les deux parties aussi satisfaites de leurs échanges.
Durant les années
80 la Colombie m’offrit une autre expérience du sel. Là, sur la côte ouest de
la péninsule de la Guajira, un doigt de terre s’enfonçant dans la mer des Caraïbes
à la pointe septentrionale de l’Amérique du Sud, j’ai photographié les indiens
Waiuu récoltant du sel de salines. Pieds nus dans la saumure ils remplissaient à
la pelle des sacs et des brouettes. Comme toujours entre les indiens, les
femmes et les filles travaillaient le plus dur, transportant sur leurs dos des
sacs de 60 kilos. Deux hommes étaient nécessaires pour arracher ces sacs au
sol.
J’illustrerai ce texte de photos durant les prochains
jours.
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